JACQUES ROZIER
Ce cinéaste singulier, né en 1926, n'a réalisé que quatre films, en vingt-cinq ans. Pourtant, de grands moments de grâce et de cinéma illuminent chacun d'eux, du premier, Adieu Philippine (1962), au dernier et insolite Maine Ocean (1986).
La question a deux sens :
1. Pourquoi faites-vous du cinéma ?
2. Quelles circonstances (réfléchies ?/ fortuites ?) vous ont amené à faire du cinéma ?)
Puisqu'il y a deux questions, il y a deux types de réponses. Et on peut toujours faire semblant de répondre à la seconde pour ne pas répondre à la première. Mais je me réjouis méchamment à l'avance des réponses du premier type : je ne sais rien faire d'autre, je ne saurais m'en passer, c'est une nécessité intérieure, il n'y a pas de réponse à cette question, je me pose parfois la question, je me pose toujours la question et ne sais toujours pas.
Il y a aussi les réponses de type désinvolte : Ça me plaît de... Ça m'amuse de ... Ça me permet de ...
2. La scène se passe sur un quai de la gare de La Ciotat en 1891 : un homme derrière une étrange boîte fixée sur un trépied tourne une manivelle sur le côté de la boite. Un train de voyageurs entre en gare.
— « Monsieur Lumière, pourquoi filmez-vous ? »
— ...
— « S'il vous plaît, répondez ! »
— « Je n'ai pas le temps de vous répondre, occupé que je suis à tourner la manivelle ! »
— « Monsieur Lumière, répondez, nos lecteurs veulent savoir ... »
— « Eh bien... J'ai inventé cet appareil qui permet de prendre des vues animées, il faut bien qu'il serve à quelque chose. »
J'ai l'audace de suggérer cette réponse du premier des cinéastes, au cas où on lui aurait posé cette fameuse question. C'est une simple hypothèse, et effrontée. Et pourtant je n'arrive pas à imaginer Louis Lumière répondre : — « Je ne sais rien faire d'autre, je ne saurais m'en passer... C'est une nécessité intérieure… Il n'y a pas de réponse à cette question... Etc. »
En tant qu'un des milliers d'arrières-petit-fils de Louis Lumière, j'ose affirmer qu'il devait aimer s'asseoir dans une salle de projection pour voir les rushes. Ce qui est un plaisir inexplicable. Tous les plaisirs ne le sont-ils pas d'ailleurs ?
3. A propos de plaisir, en voici un autre. Et aussi une autre réponse : je filme pour l'ineffable plaisir d'avoir l'occasion de répondre à ce genre de question.
« Pourquoi filmez-vous ? », Libération, Mai 1987
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