Il serait tentant de dire qu'Orange mécanique appartient au fantastique tout simplement parce que c'est un film important et moderne. Pour éclairer la terminologie qui sera utilisée ici, mais sans aborder les essentiels problèmes que le choix d'une terminologie implique, surtout dans un domaine aussi mal exploré que le fantastique et la SF, précisons seulement que nous considérons la SF comme une des multiples branches, une sous-catégorie du fantastique, le fantastique restant la notion générale et unitaire qui englobe toutes les autres (insolite, merveilleux, etc.). Ainsi, dire d'un film qu'il appartient au fantstique moderne (à une conception moderne du fantastique) ou dire qu'il appartient à la SF moderne sont deux assertions radicalement différentes, qui ne se placent pas sur le même plan. Quand nous avons affaire à la SF moderne — est-ce la pleine de préciser que nous nous en tenons ici au strict domaine cinématographique ? — nous la voyons tendre à se libérer, à se purifier de tout élément et connotation étrangers à son propos, lequel prend l'aspect d'une méditation, rigoureuse ou fantaisiste, sur la sciene (cf. Le mystère Andromède). Au contraire le fantastique moderne tend à rassembler en lui et dans une même œuvre le plus grand nombre possible de ses branches et sous-catégories, à empiéter sur le plus grand nombre de genres de domaines qu'il arrivera à contaminer.
Sur le plan formel, une volonté de polyvalence, c'est-à-dire d'émiettement des formes et des genres, puis de synthèse, se manifeste dans les intentions des bonnes et des mauvaises œuvres de fantastique moderne. Cette volonté apparaît très clairement dès qu'on veut préciser (en une appellation courte) le genre de ces œuvres. Qu'est-ce par exemple qu'Orange mécanique ? Un récit de science-fiction, un pamphlet social, une parabole politque (de politique-fiction alors ?), une satire philosophique, etc. ? Tous ces éléments entrent en jeu et leur articulation dans le film touche de très près à l'essence du fantastique. Pour ma part, je m'arrêterais volontiers aux appelations, qui me paraissent particulièrement éclairantes, de conte moral et de conte philosophique. Un autre film des années récentes au quel cette étiquette pouvait convenir, et l'un des rares à pouvoir rivaliser avec le film de Kubrick pour ce qui est du bouillonnement formel, était Bedazzled (Fantasmes) de Stanley Donen, modèle du film fantastique moderne, qui comportait par ailleurs une ouverture sur la métaphysique que n'a pas (ou qu'a à un moindre degré) le film de Kubrick.
La temporalité d'Orange mécanique peut servir d'introduction à son originalité. Comme dans Le mystère Andromède, mais pour des raisons différentes, la part d'anticipation a tendence à s'y limiter au minimum. Le monde que décrit Kubrick ressemble par bien des éléments au nôtre dont il est chronologiquement proche. Mais plus que cette proximité, qui est certaine, ce qui intéresse Kubrick, c'est de faire que ce monde se situe sur une ligne chronologique, dans une temporalité à côté de la nôtre, comme est à côté de la nôtre la langue qu'emploient certains des personnages — langue de clan mais langue aussi que prouve l'altérité du monde où ils évoluent. Snas aller jusqu'à parler d'uchronie, ce qui serait impropre ici, on peut dire que les événements d'Orange mécanique existent en dehors du temps réel, dans un temps et dans un monde qui progressent non loin du nôtre et dont ils fournissent, vue comme en un miroir, une image savammment déformée et monstrueuse. Ce monde bis, cette temporalité bis, constituent une sorte de champ libre que s'offre le cinéaste pour rêverm refléchir et mettre en forme le produit de ses méditations. Rejeter les événements du scénario dans un futur proche mais indéterminé, qui est aussi un autre présent, un présent cauchemardesque, cela revient pour le cinéaste à se libérer purement et simplement du temps réel — celui du méridien de Greenwich —, à le mettre entre parenthèses afin d'insister sur la seule durée interne du récit. Le temps d'Orange mécanique peut être comparé au temps abstrait d'un conte de Voltaire oú chaque épisode a pour but, non de créer des personnages, mais de faire progresser la logique du message. A l'opposé de la coulée romanesque d'une chronique oú les personnages vivent, vieillissent et meurent, on a affaire à une suite de moments-clés, de temps forts aisément mémorisables — ce qui est une caractéristique de la fable — et reliés entre eux par la volonté démonstrative, quase didactique, de l'auteur. L'une des caractéristiques du style de Kubrick, c'est d'évoluir grâce à une série ininterrompue de temps forts dans un paroxysme presque continuel, et cela lui vaudra toujours l'aversion (partiellement justifiée) d'une fraction du public qui n'aime pas qu'on viole de façon trop constante et trop évidente sa liberté de spectateur.
Le récit se divise de lui-même en deux parties séparées par un pont : le séjour en prison. Le trajet du film pourrait être comparé au dessin du métal d'une épingle à cheveux : la première partie (l'aller) correspondrait à l'une des branches de l'épingles, la partie de transition à la courbe du métal (virage en épingle à cheveux) et la deuxième partie (le retour) à l'autre branche de l'épingle.
La première partie se caractérise par une certaine liberté de conduite de la part du protagoniste principal, le « je » du récit. On sait que le film, raconté à la première personne par une sorte de blouson noir du futur, décrit les forfaits commis par ce narrateur et un groupe de complices sur lesquels il a de l'ascendant et qu'il entraîne avec lui dans diverses équipées sexuelles et criminelles. Le film étant dans sa totalité, et d'une manière si évident qu'elle n'a pu échapper à personne, un conte moral sur le libre arbitre, la première partie pourrait avoir pour tire Alex en liberté. Elle montre un « je » en possession au moins apparente de son libre arbitre. Alex y libère son énergie, son agressivité dans des lieux au caractère théâtral très accusé, destinés à fournir un cadre à son action, qui est aussi une représentation, car agir dans le film est la plupart du temps asimilé à jouer, à représenter une action. Les « actes » des membres de la band sont affectés d'un coefficient ludique qui vient renforcer paradoxalement leur atrocité en y ajoutant un elément de gratuité.
Bien séparés entre eux comme les séquences qui s'y déroulent, les différents lieux traversés par Alex et sa bande ne constituent pas un espace continu, vivant mais une série de lieux clos faits pour contenir le déchaiînement des instincts des personnages, et ces lieux restent comme morts, abandonnés et inutiles, dès que le céchaûi a cessé. On retrouve ainsi dans l'espace ce morcellement hyperexpressif déjà relevé dans la temporalité. A noter que le seul grand extérieur du film — la route, sur laquelle les complices de la bande conduisent comme des fous de manière à provoquer des accidents — est réduit par Kubrick, grâce à une transparence dont le caractère artificiel a été violemment accentué, à un espace limité et fermé, pareil aux autres lieux de l'intrigue. Le déroulement du récit fait que ces lieux clos s'ouvrent pourtant d'une manière fatale les uns sur les autres, à la façon d'une série de chambres (ou d'antichambres) situées en enfilade dans l'aile d'un gigantesque château. Chacune sert d'introduction à la suivante comme les excitants qu'absorbent Alex et sa bande : la drogue prise dans le milk-bar au début du film par Alex et ses complices les pousse à se lancer dans leurs virées « ultra-violentes » qui commencent en bagarre sauvage, se continuent par le viol et s'achèvent par le meurtre. Quant à la musique de Beethoven, elle est la drogue suprême (dont seu le plus violent du groupe, le chef Alex, ressent les effets) qui représenterait une transcendance s'il y avait quelque chose, dans le monde mécanique et desséche d'Alex qui pût être transcendé. Elle représente plutôt, dans l'inconscient d'Alex, la nostalgie d'une transcendance impossible ou perdue. Sur un plan plus concret, la jouissance qu'il retire de cette musique renforce son individualisme dépravé, son orgueil eta sa solitude.
La première partie du film est celle qui a le plus frappé le public, par ce qu'on pourrait appeler le baroquisme théâtral de Kubrick. Le théâtre assurément convient et satisfait à l'imagination de Kubrick. De bien des façons différents. L'aspect théâtral du film implique d'abord que tout ce qui est montré l'est, disions-nous, par le moyen du jeu, de la représentation qui, en de-réalisant la personnalité et l'action des personnages, insiste sur la signification de ces personnages. Ils ne sont plus des êtres de chair et de sang nuancés et complexes mais des machines de violence qui singent l'homme et son individualisme, exacerbé jusqu'à n'avoir plus rien d'humain. Kubrick, pour en prendre plus loin la défense, fait ici une critique de l'individualisme vu sous la forme caricaturale que prend celui d'Alex. C'est un individualisme réduit à son noyau d'agressivité, démesurément et monstrueusement grossi. Cet individualisme se borne à la recherche égocentrique du plaisir, pris au détriment d'autrui, par la drogue, la violence, le sexe et le crime. On peut voir son origine dans le fait qu'Alex ne se recconaît aucune commune mesure, aucun attachement avec son entourage dans lequel on ne lui a rien appris à voir d'autre qu'une collection de proies misérables. Il s'opposera successivement à des victimes plus faibles que lui (vieillard et femmes), à ses égaux par les mœurs et par la force (la bande rivale) et enfin à ses propres complices. La première partie du film a pour but de donner à voir la cavalcade des agressions comises par Alex, lesquelles constituent son emploi du temps nocturne et la façon dont il fait usage de sa liberté. La nuit constitue en effet dans le film le milieu propice à l'auto-libération eu au défoulement antisocial. Les étapes de cette cavalcade sont bien marquées par le morcellement, déjà évoqué, de l'espace et du temps, qui puise sa force dans un découpage théâtral de la réalité.
Proche également du théâtre est la société, soi-disant juste et organisée, qui veut les éliminer. Tout au long de ce second volet, Alex demande à être assimilé aux monstres du fantastique quand les villageois s'arment de flambeaux et de fusils pour les pourchasser.
Il s'opère alors un report de la monstruosité d'Alex sur les différents personnages autrefois agressés par lui et qui deviennent maintenant ses boureaux. La logique implacable du récit de Kubrick rend ce transfert à la fois évident et insupportable. C'est sous un jour particulièrement abominable qu'apparaîttront le clochard qui appelle à sa rescousse d'autres vieillards pour tabasser Alex, puis les trois ex-complices de celui-ci, encore plus monstrueux dans leur tenue de policiers qu'ils ne l'étaient autrefois dans leur déguisement de blousons noirs, et enfin l'écrivain dont Alex et sa band avaient violé la femme. Sa vengeance à lui et son comportement seront particulièrement fignolés par Kubrick. Et sans doute est-ce le personnage, physiquement et moralement, le plus fou du film: fou de rage, de désespoir et de haine rentrée. Kubrick entend montrer que sa vengeance est spécialement basse et odieuse, car l'écrivain la répercute au plan politique : il appelle ses amis de l'opposition, déconditionne Alex par l'audition forcée de musique de Beethoven afin de le rendre fou et de prouver par là aux électeurs la nullité et l'inhuminaté de la cure prônée par les hommes du gouvernement. Mais, avant d'être devenu fou, Alex a sauté par la fenêtre (A remarquer que l'idée du suicide court au long de cette partie et dénote chez Alex un germe non détruit de violence, mais dirigée seulement vers lui-mêmeme ; autre notation annonçant l'échec inévitable du traitement.)
Dans l'épilogue, Alex, qui a raté son suicide, est montré comme le jouet du politique, mais un jouet rusé, plein d'arrière-pensées, et qui sait calcular où est son intérêt. Le ministre en place s'arrange pour devenir l'ami d'Alex et promet de s'occuper de lui ; il sauve ainsi sa mise et les apparences. Quant à Alex, déconditionné, il semble redevenu l'être de violence qu'il était au début du film. On a dit qu'ainsi il retournait à son point de départ. Je crois que c'est inexact : Alex est vraisemblablement, à la fin du film, plus mauvais, pluis pourri qu'au commencement. A sa violence dépravée mais instinctive s'ajoute maintenant une hypocrisie, un esprit de basse ruse qui est l'apport spécifique du traitement prescrit par la société, ses savants et ses politiciens. A l'avenitr, Alex sera sans doute plus difficile à prendre. On aurait tort de dire que son traitement a été sans effet sur lui : il l'a rendu pire.
Dans ce second volet, la « flamboyance » du premier volet, la boufonnerie satirique de la partie de transition (qui réapparaît un peu dans l'épilogue) ont totalement disparu. Ceux qui limitent le talent de Kubrick à l'un ou l'autre de ces deux éléments — surtout au premier — se sont déclarés déçus par la fin du film, et il était normal qu'il en fût ainsi. Pour ceux qui au contraire veulent suivre l'articulation et les développements du propos de Kubrick dans sa totalité, cette partie — évidemment très nécessaire — est celle où, grâce à un parcours théâtral inversé des lieux visités dans la première partie, a triomphé le souci de logique de Kubrick, indispensable pour aboutir à une vision globale de la société qui, ayant perverti l'individualisme d'Alex, s'efforce ensuite de le détruire. Si dans le premier volet, l'élimination du harsard (et, partant, du réalisme) se faisait sentir surtout au plan des masques, des signes, regorgeant de sens, et dans tout l'aspect décartif et plastique du film, elle se constate essentiellement, dans le second volet, au sein de la dramaturgie du récit.
Pour ceux enfin que ces distinctions intéressent, on notera dans le second volet une déperdition des éléments traditionnels de SF (évanouissement définitif de la notion de futur, échec réaliste du traitement) au profit du fantastique proprement dit, pris dans son acception la plus stricte et la plus ilmitée : compassion ambiguë ressentie monstrueux de l'histoire, caractère horrifique très accusé de la série d'épisodes cauchemardesques où, tel un cobaye, ce monstre se trouve plongé par l'auteur.
Au plan du film entier, Kubrick apparaît come un semi-baroque. On lui voit les convictions d'un homme de bon sens libéral, à la fois réaliste et idéaliste, et pour qui la notion d'individualisme garde encore un sens. Il montre cet individualisme comme une force bénéfique ou maléfique mais puissante et même irrédutible, sur laquelle, quand il est formé, c'est-à-dire après l'adolescence (les quatre héros ont dépassé ce stade), la société a finalement peu de prise. Si l'individu est pourri la société par définition l'est aussi, et tout ce qu'elle pourra tenter pour réformer l'individu sans se réformer elle-même ainsi que les conditions générales de vie qu'elle offre à cet individu, ne fera qu'augmenter la pourriture ambiante. L'action de la société, telle qu'on l'observe dans le film, a des effets nuisibles ou abusrdes quand ils ne sont pas purement et simplement inutiles ; d'où cet aspect de dérision, de comédie bouffone si présent dans de nombreux épisodes du scénario. Je ne crois pas que ce soit faire offense à Kubrick ou à son talent que de dire que son propos, recoupant pour l'essentiel une vision humaniste des choses, est au fond banal. Aujoutons que, sur les causes profendes du mal, Kubrick reste évasif, et c'est là l'une des limites de son propos.
Stylistiquement, Kubrick utilise le baroque, le fantastique et la SF comme des adjuvants expressifs de son propos, qui reste rationaliste. Il y a du Voltaire en lui — Voltaire auteur, ne l'oublions pas, de contes fantastiques. Il serait presque adéquat de dire que Kubrick fait un usage rationaliste du baroque et du fantastique. Jamais (sauf à la fin de 2001) il ne se laisse entraîner par ses rêveries ou ses personnages. Il les guide au contraire avec fermeté et serrée, les pièces d'un jeu d'échecs — activité dont il se plaît à répéter qu'elle est une de ses distractions favorites. Il a aussi un souci d'efficacité et de lisibilité ultra-classiques. Ses films s'adressent à tous, y compris à ce « spectateur du dernier rang du Gaumont-Palace » qui appartient déjà au passé. (A son souci d'efficacité peut être également rattaché le flair de Kubrick pour dénicher des matériaux remarquables et qui lui conviennet remarqueblement, comme ce roman d'Anthony Burgess qu'il a ici adapté.) Souvent dans son œuvre l'adjonction d'éléments théâtraux servira à satisfaire, même si ce n'est pas là sa fonction essentielle, un désir de clarté qui est chez lui au premier rang de ses préoccupations. Parfois aussi il arrivera que cette théâtralité soit totalement dénuée d'éléments baroques et fantastiques (cf. Les sentiers de la gloire) et se mette alors au service de la seule lisibilité du propos.
Dans le cinéma contemporain, le talent et le rôle de Kubrick sont ceux d'un explorateur de formes, d'un excitateur. Il ne pense jamais que son propos puisse se suffire à lui-même, et c'est cela qui le fait sortir du classicisme. Pour lui donner sa puissance maximum, il invente un peu comme un chimiste des mélanges de formes qui sont parfois détonants, mais seulement quand il le veut bien. Ainsi Orange mécanique fait cohabiter l'extrême violence et la bouffonnerie, la fascination et la dérision, le baroquisme échevlé de l'image avec une impitoyable logique de l'exposé dramatique. Dans un futur qui n'est que trop présent, l'auteur fait vivre des pantins qui sont censés nous aiguiller sur l'homme, sur les carences de l'homme. Tout cela compose un beau désordre et peut-être, un pour certains, un mystère. Mais un mystère dont Kubrick n'aura jamais à feindre d'être l'organisateur. Il le domine trop bien. Il est le contraire d'un apprenti sorcier.
Jacques Lourcelles
Fiction n°226, octobre 1972
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Cahiers du cinéma n° 293, octobre 1978
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